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La pêche et le droit à l’alimentation dans le contexte des changements climatiques

Rapport du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation,
Michael Fakhri

Lors de la 55e session du Conseil des droits de l’homme en mars 2024, le Rapporteur Spécial sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, a présenté son rapport annuel. Il y met cette année en lumière les défis auxquels sont confrontés les petit.es pêcheur.euses dans le contexte de la crise climatique. Il y appelle les États à agir d’urgence pour protéger les droits des petit.es pêcheur.euses, des travailleur.euses de la pêche et des peuples autochtones, tout en préservant la biodiversité des écosystèmes aquatiques, vis-à-vis d’un système dominant qui promeut la pêche industrielle à grande échelle. 

Constats : des populations impactées et marginalisées au cœur de la souveraineté alimentaire

Le rapporteur spécial a axé son rapport annuel autour des personnes dont l’existence et l’alimentation sont liées aux océans et aux cours d’eau : petit.es pêcheur.euses, travailleur.euses de la pêche et peuples autochtones. Pour envisager le droit à l’alimentation de ces populations, il commence par dresser un tableau de leur situation actuelle. Selon le Rapporteur, elles font face à deux crises actuelles : la surpêche et les changements climatiques, tout en faisant encore face aux conséquences de la pandémie de Covid-19 qui les a fortement impactées (§2-6).

Le Rapporteur spécial tient également à souligner tant les problèmes communs que spécifiques des populations dont il est question dans le rapport. Elles ont en commun un rôle prépondérant dans l’alimentation de leurs communautés respectives et dans leur vie économique. Elles sont aussi les premières impactées par les effets des changements climatiques, notamment la dégradation des écosystèmes marins et les épisodes climatiques extrêmes (ouragans, canicules), tout en jouant un rôle important dans la préservation des milieux et dans la prévention des effets des crises climatiques (§7). Enfin, elles sont toutes marginalisées politiquement, leurs voix sont peu écoutées et prises en compte lors des décisions les concernant (§8).

En ce qui concerne les petit.es pêcheur.euses, le Rapporteur spécial remet en avant les Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté. Pour le Rapporteur, elles sont « un outil nécessaire de lutte contre la marginalisation et l’exclusion politiques que connaissent de longue date les
communautés qui vivent de la petite pêche
 » (§19) .

Pour le Rapporteur spécial, c’est l’auto-détermination qui est au cœur de la relation entre les peuples autochtones et leur environnement côtier et marin (§22). Il note que les peuples autochtones qui pratiquent la pêche ont une consommation 15 fois supérieure des produits de la pêche à celle du reste la population, les rendant particulièrement dépendants d’un point de vue nutritif (§21).

Le Rapporteur Spécial met également l’accent sur la question du genre dans le secteur de la pêche et notamment la répartition extrêmement genrée du travail dans ce secteur : les hommes à la capture ou production et les femmes à la transformation et vente. Il souligne qu’une écrasante majorité des femmes exercent dans le secteur informel et dont par conséquent extrêmement vulnérables (§26-27).

Le Rapporteur consacre plusieurs paragraphes à la situation des travailleur.euses de la pêche, il souligne tout particulièrement la dangerosité de ce secteur. Tout au long de la chaîne de production les travailleur.euses sont exposé.es à des dangers parfois mortels (§32). Le Rapporteur s’inquiète également des conditions salariales, les travailleur.euses ont très peu de sécurité de l’emploi et ne reçoivent que rarement un salaire décent (§33-34). De même, il note une quasi-absence de protection sociale élargie dans ce secteur (§39). Il rappelle également la prévalence du travail des enfants dans le secteur et sa dangerosité à tous les points de vue (§36-37). Enfin, il souligne qu’il y peu d’organisation collective, association ou syndicat, tant du fait de l’informalité du secteur, que des blocages par les employeurs (§35).

Pour une réponse politique aux crises

C’est dans ce cadre que le Rapporteur souligne que la surpêche et l’exploitation industrielle des ressources marines ont atteint des niveaux critiques. Ainsi, entre 1974 et 2017, la proportion des stocks exploités à des niveaux biologiquement insoutenables est passée de 10 % à 34,2 %. Les crises climatiques exacerbent ces problèmes en perturbant les écosystèmes marins et en déplaçant les populations de poissons (§41). Par exemple, au Mexique, l’augmentation de la température de l’eau dans diverses régions est à l’origine de phénomènes météorologiques extrêmes (§45). Le Rapporteur souligne également que « certaines populations d’espèces végétales ont déjà disparu localement, et les prévisions révèlent une tendance à la hausse des taux d’extinction, en particulier dans les régions plus chaudes ». Parallèlement, l’exploitation pétrolière et gazière offshore aggrave la situation en polluant les océans et en entravant les moyens de subsistance des pêcheur.euses artisanaux, comme c’est le cas au Guyana où ces plateformes bloquent les lieux de pêche traditionnels (§42-44). 

Des initiatives locales et une approche holistique de l’adaptation aux bouleversements climatiques offrent cependant des lueurs d’espoir. Par exemple, en Afrique du Sud, la solidarité entre les petit.es pêcheur.euses, renforcée par des décisions judiciaires favorables, qui ont notamment reconnu les conséquences de l’exploration pétrolière et gazière sur les droits des petit.es pêcheur.euses, montre le potentiel de résilience des communautés côtières (§46).

Pour assurer un avenir durable, le Rapporteur estime que « L’adaptation passe par un ensemble de décisions qui sont aussi bien politiques, sociales et culturelles qu’économiques et écologiques » (§47), avec des politiques inclusives et une utilisation judicieuse des connaissances traditionnelles et autochtones.

Le droit international

Pour éclairer la situation de ces populations, le Rapporteur se penche sur le cadre juridique international. Son point de vue sur ce dernier est fortement critique, il affirme que les conventions internationales ont souvent favorisé une exploitation intensive des ressources marines sans tenir compte des besoins des communautés côtières et des peuples autochtones. Par exemple, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982, bien que tendant à concilier extraction et restauration des stocks halieutiques et de la biodiversité, considère avant tout les océans comme des ressources naturelles devant être exploitées et gérées par les États de manière à permettre l’extraction du maximum de ressources possibles (§52). Le Rapporteur souligne que les politiques de subventionnement de la pêche, souvent mal orientées, ont contribué à la surcapacité des flottes de pêche et à la surpêche, mettant en péril la durabilité des stocks (§71-72). 

Marchandisation et financiarisation des océans et de la vie aquatique

En plus des défis de la surpêche et des crises climatiques, ces communautés font face à la marchandisation et à la financiarisation croissantes des océans. Selon le Rapporteur, trois systèmes économiques posent des problèmes majeurs : l’économie bleue, la transformation bleue et la finance bleue. Ces approches, axées sur la croissance économique, négligent souvent les droits humains, la sécurité alimentaire et les besoins des petits pêcheurs.

La finance bleue est un système qui consiste à faire de l’océan un actif financier, ce qui accentue les inégalités, compromettant la transparence de la gouvernance et engendrant des risques de violations des droits humains, notamment pour les peuples autochtones et les petit.es pêcheur.euses. L’un des instruments les plus courants est la conversion de dettes en mesures en faveur de la nature (échanges « dette-nature »). Cette pratique consiste pour un pays industrialisé à échanger la dette d’un pays en développement contre la promesse de celui-ci de consacrer tout ou partie de la somme due à la protection de l’environnement. Or, il y a un manque de bénéfices financiers et écologiques clairs, des coûts élevés de transaction, un manque de transparence et un potentiel détournement vers des paradis fiscaux (§90). Les risques sont accentués par l’adoption du Cadre mondial de la biodiversité (Cadre Kunming-Montréal) à propos duquel les peuples autochtones soulignent le risque de dépossession de leurs territoires par la création de dispositifs de conservation coloniale, notamment à travers l’établissement de zones protégées interdites pour les activités humaines (§90). 

De la même manière, le Rapporteur souligne que le système d’économie bleue promue par la Banque Mondiale, focalisé sur l’utilisation durable des ressources marines pour favoriser la croissance économique, constitue une approche qui ne dévie en rien de la marche habituelle de l’économie capitaliste (§76) et néglige souvent les droits humains, la sécurité alimentaire et les éléments sociaux et économiques nécessaires pour que ces populations puissent subvenir à leurs besoins, en particulier en ignorant les petit.es pêcheur.euses engagés dans une gestion équitable des ressources marines au sein de systèmes communautaires (§77-78).

Le système de transformation bleue de la FAO pour équilibrer les intérêts économiques avec les droits humains par le développement des systèmes alimentaires aquatiques durables, est pointé du doigt par le Rapporteur. En effet, l’aquaculture y est envisagée comme une solution à l’épuisement des stocks halieutiques et à l’insécurité alimentaire, mais le Rapporteur rappelle qu’elle comporte des risques tels que la propagation de maladies et l’échappement de poissons d’élevage contaminant les stocks sauvages, affectant ainsi les populations autochtones et surtout que « La faim et la malnutrition ne sont pas dues à un manque de nourriture et ne relèvent donc pas d’un problème de production. » (§82). 

Conclusion et recommandations

Parallèlement, l’importance majeure de l’adoption en 2018 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales transparaît tout au long du rapport. Le Rapporteur n’hésite pas à utiliser la Déclaration afin de fonder et d’appuyer ses recommandations telle que celle où il rappelle que « les États doivent protéger les écosystèmes liés à l’eau […], et s’efforcer de les restaurer, en considérant les liens étroits qui unissent les pêcheurs à la nature », reprenant ainsi les paragraphes 4 et 5 de l’article 21 de la Déclaration. Il met également en avant l’UNDROP en ce qui concerne la mise en œuvre des Directives volontaires et plus particulièrement le droit à la participation des pêcheur.euses et des travailleur.euses de la pêche (§19). Il s’appuie également sur l’UNDROP pour rappeler le droit des travailleur.euses à l’organisation collective (§35), droit que l’on retrouve à son article 13§5. Au-delà de ces exemples, on notera que le Rapporteur spécial cite l’UNDROP à chaque fois qu’un des droits qu’elle contient est concerné. Cette utilisation systématique démontre une bonne intégration de l’UNDROP comme fondement légitime pour la revendication de droits et des changements nécessaires à leur application.

Face à ces défis complexes, le Rapporteur Spécial propose plusieurs pistes de réflexions pour répondre à ces enjeux. Il recommande aux États de manière générale de reconnaître et soutenir les petit.es pêcheur.euses, les peuples autochtones et les travailleur.euses de la pêche, en assurant leur participation aux processus décisionnels (§94). Plus spécifiquement, les États devraient protéger les droits fonciers coutumiers et les droits des peuples autochtones, ainsi que le droit des travailleur.euses de la pêche à un travail décent (§96). Ils devraient également préserver les écosystèmes aquatiques, en tenant compte des connaissances locales et en soutenant les petit.es pêcheur.euses dans leurs activités (§97). Pour garantir l’équité sur les marchés, les États devraient mettre en place des régimes de protection sociale, améliorer l’accès aux financements et aux marchés, et renforcer la capacité de négociation des travailleur.euses de la pêche (§98). Le rapporteur souligne l’importance stratégique de la création de plans d’action nationaux pour la petite pêche pour soutenir la mise en oeuvre des Directives volontaires pour la durabilité de la pêche artisanale, et de repenser l’approche de l’économie bleue en privilégiant les droits humains et la durabilité environnementale (§101).


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