La Déclaration de l’ONU sur les droits des paysan·nes : le droit au service de la lutte pour des systèmes alimentaires durables et égalitaires
Cet article a été publié dans la revue du CETIM « Lendemains Solidaires« , dans son premier numéro qui était consacré à l’agriculture (janvier 2022). Vous pouvez retrouver l’article ici.
Il n’y a rien de plus paradoxal que de constater que celles et ceux qui contribuent le plus à la sécurité alimentaire, à savoir les communautés rurales, sont les plus affecté·es par la sous-alimentation et la pauvreté.
Érigés au service du capital transnational et guidés par la recherche effrénée du profit, les systèmes alimentaires dominés par l’industrie agro-alimentaire contribuent grandement à cette situation. Les politiques et les pratiques imposées par ces systèmes génèrent injustices et violations et frappent en particulier les droits des travailleur·euses dans les zones rurales, ceux des communautés paysannes, pêcheuses, pastorales, nomades, des peuples autochtones, et des éleveur·euses, sans oublier ceux des consommateurs et des consommatrices des populations urbaines. Afin de parvenir à leurs objectifs, les élites dominantes du secteur agro-alimentaire prônent la privatisation des biens communs à travers la concentration et l’accaparement des terres, des marchés et des ressources naturelles. Ce faisant, elles détruisent le tissu social dans les zones rurales et dépossèdent les personnes et communautés qui y vivent et en dépendent pour leur subsistance.
Face à cela, les communautés concernées développent et mettent en œuvre des stratégies pour revendiquer le respect de leurs droits et orienter les systèmes alimentaires vers plus de justice sociale et climatique. La mobilisation se fait à différentes échelles interdépendantes, qui se renforcent mutuellement. À l’échelle politique, il s’agit de plaider pour des politiques de promotion de systèmes alimentaires alternatifs, respectueux des droits humains et des équilibres sociaux et environnementaux. Cela suppose une action proactive, mettant sur la table des propositions alternatives concrètes, basées sur des politiques et des pratiques agricoles alternatives et durables, comme l’agroécologie. À l’échelle économico-commerciale, ces plaidoyers visent à inverser la tendance dominante qui favorise le monopole du secteur agro-alimentaire, pour diriger nos sociétés vers des systèmes économiques et commerciaux plus égalitaires, redistributeurs des richesses, et fondés sur la coopération et la solidarité internationales. D’autre part, à l’échelle sociale, il est question d’une révision des relations sociales de travail et de production dans les zones rurales. Dernier point, non des moindres, la lutte pour la transformation des systèmes alimentaires se décline également sur le plan juridique. L’adoption de la Déclaration sur les droits des paysan·nes et des autres personnes travaillant dans les zones rurales1 s’inscrit dans cette lignée.
Se servir du droit
La Déclaration sur les droits des paysan·nes, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en décembre 2018, ainsi que le processus actuel pour sa mise en œuvre, sont le produit d’une construction juridique par le bas (bottom-up process). En effet, l’idée a émergé au sein des communautés paysannes pour faire rempart au système agro-alimentaire international construit au gré des grandes entreprises transnationales. Au début des années 2000, le mouvement paysan, avec à sa tête La Vía Campesina2, a ainsi initié à réfléchir autour du développement d’un cadre juridico-normatif codifiant des droits spécifiques aux populations paysannes et rurales. Cela a indiqué la voie à suivre pour renforcer l’action de la cause paysanne avec pour objectif de bâtir un cadre légal afin de pouvoir se servir de ces droits pour la défense de la paysannerie familiale y revendiquer la souveraineté alimentaire. Ainsi, la revendication politique d’un groupe social déterminé a débouché sur un instrument juridique, brandi ensuite en tant qu’outil de lutte politique. L’articulation entre le politique et le juridique est donc fondamental, et vaudrait la peine d’être approfondie.
La raison d’être du droit est celle d’un système normatif à vocation régulatrice. En ce sens, il n’est pas un concept abstrait, mais justement le système régulateur des relations sociales dans un pays ou dans un système international déterminé, à un moment donné de l’histoire. Plus important encore, le droit est le résultat de rapports de force entre les différentes classes ou groupes sociaux à ce moment donné. C’est-à-dire que si le rapport de force penche – à une période historique précise – par exemple en faveur des grands groupes monopolistiques transnationaux, ils pourront influencer l’élaboration des cadre légaux et l’établissement de règles leur étant favorables (grâce à un degré de pouvoir politique acquis)3. C’est le cas aujourd’hui dans le cadre des systèmes alimentaires où le secteur agroalimentaire jouit d’innombrables mécanismes et législations avantageux. Dès lors, il est inévitable de définir le droit selon le prisme de la politique et il est nécessaire – pour construire un cadre juridique international progressiste – de compter sur une stratégie politique et sur une conjoncture favorable. En ce sens, l’obtention de la Déclaration est en contre-tendance, et un pas en avant vers l’élaboration de « droit progressiste » en matière agricole.
Aujourd’hui, la Déclaration est une réalité normative. Les droits des paysan·nes sont consacrés dans le droit international des droits humains. C’est une grande avancée juridique pour deux raisons principales. Premièrement, la reconnaissance de ces droits est en soi une avancée majeur. Deuxièmement parce que le contenu de ces droits est cohérent avec et répond aux revendications et aux demandes légitimes et pressantes du mouvement paysan international. À ce niveau, il convient de souligner le caractère progressiste de la Déclaration, en ce qu’elle établit des dispositions dont les prérogatives sont la défense et la promotion des méthodes de vie et de travail paysans, en opposition aux prérogatives des élites des systèmes agroalimentaires dominants actuels.
Ainsi, l’article 2.4 de ladite Déclaration déclare que les États doivent interpréter « les normes et les accords internationaux pertinents auxquels ils ont souscrit d’une manière compatible avec leurs obligations relatives aux droits de l’homme applicables aux paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales », ce qui signifie que, par exemple, des accords favorisant l’emprise du secteur agroalimentaire sur les systèmes agricoles ne peuvent pas se faire en désaccord avec les droits des paysan·nes consacrés. De son côté, l’article 2.5, affirme que les États ont l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour faire en sorte que les « acteurs non étatiques, tels que les sociétés transnationales, respectent et renforcent les droits des paysans ». Cet article force les États à encadrer les activités de l’industrie agroalimentaire, et donne aux détenteur·trices des droits la possibilité de se servir de cet article pour exiger que les autorités agissent en ce sens. L’article 19 consacre le droit aux semences, selon lequel les paysan·nes doivent pouvoir utiliser, en toute autonomie, « leurs propres semences ou d’autres semences locales de leur choix, et de décider des cultures et espèces qu’ils souhaitent cultiver ». Le droit aux semences reconnu aux paysan·nes est une avancée considérable, puisqu’il remet en cause la mainmise des transnationales agroalimentaires sur les semences paysannes et le cadre juridique en matière de commerce conçu selon leurs intérêts (dans le cadre notamment de l’Organisation mondiale du commerce et de la Convention pour la protection de l’obtention végétale). De manière inédite, d’autres droits progressistes sont reconnus par la Déclaration, comme par exemple le droit à la terre, à la biodiversité, à la souveraineté alimentaire, à l’eau, aux moyens de production, etc. Un éventail de normes qui, dûment mises en œuvre, seraient aptes à transformer les systèmes alimentaires dans une perspective de véritable durabilité et d’équité.
Socialiser la Déclaration
Pour que la Déclaration soit une réalité non seulement normative mais tangible sur le terrain, elle doit se transformer en une référence au niveau national et international. Afin d’être respectées et mises en œuvre, ses dispositions doivent se refléter dans la législation de chaque État, mais aussi dans leur politique et pratique agricole. Grâce au travail de promotion fait autour de la Déclaration, plusieurs exemples de législations et de normes nationales surgissent, amenant à une relecture du droit interne de différents pays. Au niveau des mécanismes de recours nationaux, des juges de plusieurs pays tranchent des contentieux en se référant au contenu de la Déclaration lors de procédures judiciaires. Elles et ils créent ainsi des jurisprudences importantes.
Cependant, pour que la Déclaration réalise son plein potentiel, les organisations rurales doivent se doter des moyens de se l’approprier. Depuis son adoption, des stratégies à grande échelle se mettent en place pour informer, sensibiliser et former4 les organisations rurales, les organisations alliées, les autorités publiques et la population en général, sur le contenu et l’utilité de la Déclaration. Ces éléments sont la condition sine qua non pour créer la dynamique et les synergies nécessaires pour exiger la mise en œuvre de cet outil. En effet, ce n’est qu’en connaissance de cause et grâce à un processus d’autonomisation qu’il sera possible d’élaborer les stratégies nécessaires pour créer un rapport de force, pour formuler efficacement des demandes et des revendications auprès des autorités compétentes. La mise en œuvre de la Déclaration dépend donc de la capacité du monde rural et de ses alliés à engendrer une dynamique collective qui œuvre dans ce sens. La force ainsi que les capacités de mobilisation et d’articulation du mouvement paysan international présagent un bon avenir pour la pleine réalisation des droits des paysan·nes.