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Au nom du climat : La criminalisation des paysan.nes et gardien.nes des forêts en Thaïlande

En Thaïlande, le gouvernement déploie, depuis 2014, une politique d’atténuation du changement climatique. Un des volets de cette politique concerne la protection des forêts du pays. Pour ce volet, le gouvernement a décidé de sanctuariser ces terres au mépris des vies et des droits des populations qui y vivent et en dépendent. Des milliers d’habitant.es sont ainsi accusé.es d’empiéter sur les forêts. 14 d’entre eux, dans leur lutte contre ces accusations abusives et pour rester sur leurs terres, ont saisi sept rapporteurs spéciaux sur les droits humains de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Ces experts indépendants et spécialistes des droits humains ont conjointement demandé à la Thaïlande de mettre fin à ces accusations et expulsions, en s’appuyant notamment sur l’UNDROP.

Une criminalisation injuste

14 membres de la minorité Isan pratiquant la paysannerie familiale dans le village de Sab Wai en Thaïlande, ont été injustement accusés de détruire et « d’empiéter sur les forêts » alors qu’ils habitaient et vivaient de ces terres avant que la région ne devienne le parc national protégé de Sai Thong en 1992.

Ces accusations découlent d’une instrumentalisation des normes gouvernementales d’atténuation du changement climatique de 2014 (Forest reclamation policy, NCPO Orders 64 et 66). Ces politiques prises dans le cadre de la participation de la Thaïlande au Fonds de partenariat pour le carbone forestier de la Banque Mondiale étaient censées empêcher l’utilisation abusive des terres forestières par les grandes entreprises. Dans la pratique, cependant, ce sont 10 millions de personnes – 2,700 communautés forestières – dans toute la Thaïlande qui sont menacées d’expulsion de leurs terres1. Alors que ces normes stipulaient que « toute opération ne doit pas avoir d’impact sur les personnes pauvres qui ont vécu sur ces terres » plus de 7 000 villageois sont emprisonnés chaque année pour le chef « d’empiètement sur les forêts » (et plus de 46 000 personnes ont été arrêtées depuis la mise en œuvre de cette politique2).

« Le gouvernement thaïlandais instrumentalise son engagement à l’Accord de Paris et à la nécessité de réduire les émissions de carbone et criminalise les villageois pauvres, alors que les peuples autochtones et les communautés dépendantes des forêts contribuent en réalité à la protection des forêts grâce à leurs modes de vie et de culture traditionnels.3 « 

Fondation Manushya, 4 Août 2022

En 2018, les 14 villageois de Sab Wai dont il est question ont été condamnés à payer des amendes, à quitter leurs terres et à détruire toutes leurs installations. 11 d’entre eux ont été mis sous probation et 3 autres ont été condamnés à des peines de prison allant de 5 mois à 4 ans. Ces condamnations ont a été confirmées en 2019 par la Cour d’Appel, puis par la Cour Suprême en 2021.

Recours aux procédures spéciales de l’ONU

Face à cette situation, des organisations de défense des droits humains4 ont soutenu les villageois de Sab Wai et ce sont tournées avec eux vers les procédures spéciales du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU.

Elles ont saisi le 23 juin 2019, sept rapporteurs spéciaux : sur l’extrême pauvreté, sur le droit à l’alimentation, sur le droit à un logement convenable, sur le droit à un environnement sain, sur la liberté d’opinion et d’expression, sur la liberté de réunion pacifique ainsi que sur les défenseurs des droits de l’homme. Les rapporteurs spéciaux sont des experts indépendants désignés par le Conseil des droits de l’Homme pour rendre compte de la situation des droits humains et fournir des conseils sur leur mise en œuvre. Pour cela, ils peuvent émettre des rapports thématiques, faire des visites de pays, recevoir des plaintes et communiquer avec les États concernés.

Les rapporteurs spéciaux saisis par les villageois ont demandé des explications au gouvernement thaïlandais sur leurs agissements et leur compatibilité avec le droit international. Dans leur communication avec le gouvernement thaïlandais, ils l’avertissaient également que s’il était procédé aux expulsions cela violerait les droits humains des villageois, notamment leurs droits au logement, à l’alimentation, à l’eau, à la santé et au travail. Les rapporteurs spéciaux soulignent ainsi que :

« Si l’environnement doit être protégé pour garantir la jouissance des droits de l’homme, l’environnement lui-même dépend de l’exercice des droits de l’homme. Il est donc essentiel que les politiques de conservation intègrent ces droits.5« 

Communication des Rapporteurs Spéciaux au Gouvernement Thaïlandais, AL THA 7/2019, 19 août 2019

Le 10 juin 2020, un an après la saisine des rapporteurs, le gouvernement thaïlandais a répondu partiellement à leurs questions, éludant notamment les menaces fréquentes des officiers du parc de Sai Thong envers les 14 villageois. La situation ne s’améliorant pas pour eux, une deuxième plainte urgente auprès des procédures spéciales de l’ONU a été envoyée en août 2022.

Les rapporteur spéciaux se sont à nouveau tournés vers le gouvernement Thaïlandais. Dans leur communication, ils déplorent notamment que les ordres d’expulsion aient été émis sans que des solutions de relogement et des terres agricoles n’aient été proposées, ni qu’une indemnisation adéquate ne soit accordée. Ils soulignent la contradiction (ou hypocrisie) des autorités qui criminalisent les communautés dépendantes des forêts et de l’agriculture vivrière et familiale sous prétexte de lutter contre le changement climatique, tout en autorisant de nombreux investisseurs à exercer dans des zones protégées et en retirant même des hectares des réserves naturelles pour les transformer en zones économiques spéciales.

Les rapporteurs spéciaux demandent également à recevoir des informations précises sur cette situation et dans l’attente de la réponse des autorités thaïlandaises, requièrent qu’elles prennent toutes les mesures conservatoires nécessaires pour mettre fin aux violations alléguées et empêcher qu’elles ne se reproduisent.

Selon des informations récentes de la fondation Manushya, la menace d’expulsion des villageois serait levée pour un an le temps que les autorités trouvent une solution.

Convocation bienvenue de la Déclaration des droits des paysan·nes

Les Rapporteurs Spéciaux dans leur plus récente communication se déclarent gravement préoccupés par le fait que le gouvernement Thaïlandais ne tienne pas compte de l’impact de ses politiques sur les droits humains des communautés dépendantes des forêts en particulier leur droit à un niveau de vie suffisant y compris à une nourriture et un logement adéquat. Ce droit est reconnu à l’article 11 du Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Il est aussi mentionné dans plusieurs articles de la Déclaration de l’ONU sur les droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP), par exemple aux articles 16 et 17.

Les Rapporteur Spéciaux ont mobilisé ces instruments internationaux de droit humain à la fin de leur communication pour rappeler à la Thaïlande ses obligations. En effet, cet État a ratifié le Pacte précité – qui est un traité contraignant – et voté en faveur de l’adoption de l’UNDROP à l’Assemblée générale des Nations Unies.

Deux articles de la Déclaration ont été convoqués par les Rapporteurs dans le cas des villageois de Sab Wai :

L’article 17.1 reconnaît le droit des paysan·nes et travailleur·euses des zones rurales à la terre, aux plans d’eau, aux zones maritimes côtières et de pêche, aux pâturages et aux forêts. Ils peuvent les utiliser et « les gérer d’une manière durable, pour s’assurer un niveau de vie suffisant, avoir un endroit où vivre en sécurité, dans la paix et la dignité, et développer leurs cultures. »

L’article 18.3 quant à lui dispose que : « Les États se conformeront à leurs obligations internationales respectives en matière de lutte contre les changements climatiques. Les paysans et les autres personnes travaillant dans les zones rurales ont le droit de contribuer à la conception et à la mise en œuvre des politiques nationales et locales d’adaptation au changement climatique et d’atténuation des effets du changement climatique, notamment par le recours aux pratiques et savoirs traditionnels. »

La mention de ces articles est bienvenue, elle témoigne de l’utilisation de plus en plus fréquente de cette jeune déclaration – adoptée en 2018 – dans le système onusien (voir article par C. Golay). L’utilisation de la Déclaration par les rapporteurs contribue notamment à faire connaître ce texte, mais surtout à asseoir sa portée et à signaler aux États la nécessité pour eux d’intégrer ces droits dans leurs politiques et législations nationales. De plus, cela contribue à mettre en évidence le besoin d’un mécanisme spécial dédié à la Déclaration au sein du Conseil des Droits de l’Homme.

Plus les différentes instances onusiennes et les paysan.nes et autres personnes travaillant en zone rurale mobiliseront la Déclaration, plus elle s’ancrera dans le paysage des droits humains, devenant un instrument incontournable à tous les niveaux.

  1. https://en.wikipedia.org/wiki/Sai_Thong_National_Park#cite_note-SCMP-20200202-4 ↩︎
  2. https://www.mekongeye.com/2023/01/16/thailan-troubled-forest-policy/ ↩︎
  3. Petition to the United Nations for urgent measures to protect the 14 inhabitants of Sab Wai https://www.manushyafoundation.org/_files/ugd/a0db76_b0596c8c728849b2b163130b061f4548.pdf p.4 ↩︎
  4. Isaan Land Reform Network, Manushya Foundation, Focus on the Global South, iLAW, Protection International, Institute of Human Rights and Peace STudies Mahidol University, Rangsit University ↩︎
  5. Communication from the special rapporteurs to the Thai Government, AL THA 7/2019, August 19, 2019. ↩︎

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