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L’UNDROP et sa mise en œuvre dans le contexte de la Suisse : une vue d’ensemble des réseaux et des défis politiques

Dans cet article, Danilo Borghi Gonçalves Pinto analyse les perspectives et les défis de la coalition suisse « Les Amis de la Déclaration » dans la promotion et la mise en œuvre de l’UNDROP en Suisse. Il identifie que bien que la coalition ait mobilisé l’UNDROP dans les sphères nationales et internationales, le niveau d’articulation politique est plus important dans la seconde que dans la première. Bien que le changement des politiques étrangères suisses à la lumière de l’UNDROP soit un défi politique important, la mobilisation de la Déclaration au sein de la paysannerie suisse reste le principal défi de la coalition suisse jusqu’à présent

Cet article a été écrit en 2021.

Introduction

La Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP) a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en décembre 2018, après une période d’élaboration et de négociation de près de 20 ans qui a impliqué les États membres de l’ONU – menés par la Bolivie – et le mouvement paysan transnational La Via Campesina, qui a été depuis le début le principal initiateur et promoteur de ce qui est devenu aujourd’hui l’UNDROP. La Suisse a joué un rôle important dans ce processus (Dommen et Golay, 2020), en étant responsable de l’organisation d’événements internationaux importants pour promouvoir la déclaration avant et après son adoption.

La coalition sociopolitique les Amis de la Déclaration, créée après l’adoption de l’UNDROP et formé d’un syndicat paysan suisse, d’ONG et d’une institution académique est le groupe qui fait actuellement pression pour la mise en œuvre de la déclaration paysanne en Suisse. Cet article se concentre sur les efforts actuels et les défis rencontrés par cette coalition autour de la promotion et de la mise en œuvre de l’UNDROP dans le pays. Il fournit un aperçu analytique des actions menées et des points de vue partagés par les membres de la coalition,. Ensemble, ils unissent leurs forces pour « faire vivre la déclaration » en Suisse.

L’article est divisé en trois sections. La première présente la coalition des Amis de la Déclaration, la deuxième détaille leurs fronts d’action et la troisième leurs points de vue et défis concernant la mise en œuvre de l’UNDROP dans le pays.

Les Amis de la Déclaration – Une coalition suisse pour faire avancer l’agenda de l’UNDROP

Lorsqu’il s’agit de la Déclaration sur les droits des paysans en Suisse, le groupe – stratégiquement nommé – des Amis de la Déclaration1 (ci-après FoD pour son acronyme en anglais) occupe une place centrale sur la scène politique. C’est une coalition sociopolitique composée de différentes organisations qui agissent pour la promotion et la mise en œuvre de l’UNDROP dans le pays.

Officiellement créée sous ce nom au début de l’année 2019, la coalition rassemble desorganisations basées en Suisse qui avaient déjà travaillé ensemble durant le processus de négociation de la déclaration pour pousser à son adoption au sein du système onusien et assurer le soutien de la Suisse à son égard (efforts qui se sont soldés par un double succès). Les neuf organisations qui forment actuellement la coalition sont diversifiées en termes d’envergure et de domaines d’action : CETIM et FIAN Suisse (ONGs de défense des droits humains) ; HEKS/EPER, Pain pour le prochain2 et Action de Carême (ONG chrétiennes de développement); Swiss Aid (ONG de développement), Alliance Sud (alliance d’ONG suisses de développement), la Geneva Academy (institution académique/de recherche) et Uniterre (association/syndicat de paysans).

L’adoption de l’UNDROP a été une étape fondamentale pour la consolidation de cette coalition politique, dont l’idée de création est née lors de la réunion annuelle du LandForum d’EPER qui s’est tenue en décembre 2018 – à laquelle participaient les organisations susmentionnées3. Sa création même sous un tel nom agit comme une vitrine importante pour la déclaration – tant au niveau national qu’international – et exprime l’objectif central du groupe : « donner vie à la déclaration ».

Dans le contexte d’une néolibéralisation et d’une transnationalisation croissantes de l’agriculture au cours des dernières décennies, les questions agraires d’accès à la terre et de production alimentaire ont été de plus en plus façonnées par une politique des droits de l’homme et un environnementalisme d’envergure mondiale (Kearney, 1998). En ce sens, les mouvements agraires ont uni leurs forces à celles des ONGs de défense des droits de l’homme et des experts universitaires pour faire avancer leurs luttes politiques au niveau des droits de l’homme internationaux. Cette alliance qui rassemble les connaissances locales et transnationales de la base (par le biais des mouvements paysans) avec les connaissances juridiques nécessaires pour accéder aux cadres internationaux des droits de l’homme (ONGs et experts universitaires) forme ce que Keck et Sikkink (1998) ont appelé les « réseaux transnationaux de plaidoyer ». C’est précisément dans cette nouvelle configuration des luttes agraires que la coalition FoD voit le jour.

Planter le décor : une vue d’ensemble des acteurs et de leurs fronts d’action

La pluralité des acteurs composant le FoD se traduit par un éventail d’actions entreprises par la coalition pour promouvoir l’UNDROP en Suisse. De manière générale, ces actions peuvent être divisées en deux fronts : international et national.

Ces fronts prennent forme en fonction du domaine de spécialisation de chaque membre de la coalition. Par exemple, bien que les deux fronts fassent pression pour la promotion et la mise en œuvre de l’UNDROP en Suisse, le premier concentre ses efforts sur les différents impacts de la politique étrangère du pays sur les droits des paysans dans le monde, ainsi que sur l’engagement de la Suisse dans la promotion de l’UNDROP au sein du système des Nations Unies et par le biais de projets de développement financés par la Suisse et menés à l’étranger. Le second front, en revanche, se concentre plutôt sur des questions concernant le système agricole national et les luttes politiques de la paysannerie suisse. Bien qu’ils se recoupent dans certains domaines4, ces fronts d’action marquent distinctement une division au sein des Amis de la Déclaration.

Le front international

Les actions entreprises dans une optique internationale sont partagées, dans une certaine mesure, par l’ensemble des membres. Les moyens diffèrent cependant en fonction du type de travail développé par chaque organisation.

Le CETIM, par exemple, en tant qu’ONG de défense des droits de l’homme dotée d’un statut consultatif auprès de l’ONU (Comité des ONG de l’ECOSOC), a travaillé en étroite collaboration avec LVC pendant les longues années du processus de négociation de l’UNDROP et a servi de point d’entrée aux membres de LVC pour participer aux débats sur les droits de l’homme organisés à l’ONU à Genève (voir Hubert, 2021). Aujourd’hui, les principales activités du CETIM restent centrées sur le suivi et la promotion des discussions sur les droits des paysans à l’ONU, tandis que son équipe élabore et publie des documents de recherche et d’information sur la déclaration – tels que les multiples « fiches de formation sur les droits des paysans ».

Les quatre agences suisses de développement (EPER, Action de Carême, Swiss Aid et Alliance Sud) font avancer l’agenda de l’UNDROP dans leurs divers projets de développement rural mis en œuvre dans des pays économiquement moins privilégiés. Par exemple, ces organisations mènent divers projets sur l’agroécologie, la sécurité alimentaire, la justice alimentaire, les semences et le développement rural en Amérique latine, en Afrique et en Asie – les principales régions cibles du discours sur le développement.

En outre, la Geneva Academy publie une série d’études menées sur la déclaration et sur des thèmes spécifiques concernant les droits des paysans dans le monde. Une attention particulière doit être accordée à la dernière étude publiée sur la politique étrangère suisse et l’UNDROP, qui a été financée par les organisations de développement susmentionnées et a défini une série de recommandations que le gouvernement fédéral suisse devrait mettre en pratique afin de mieux respecter les droits des paysans inscrits dans la déclaration.

FIAN International a également joué un rôle actif dans le processus de négociation de la déclaration – aux côtés du CETIM et de LVC – et promeut aujourd’hui l’UNDROP par la publication d’articles sur un éventail de sujets liés au droit à l’alimentation, aux droits des paysans, etc5. Sa branche suisse, FIAN Suisse, travaille actuellement sur différentes questions relatives aux droits de l’homme au sein de l’ONU et est également impliquée dans un projet de promotion de l’UNDROP au Burkina Faso.

Enfin, le syndicat paysan Uniterre a également été actif sur ce front international en tant que représentant de LVC en Suisse ; il a travaillé en étroite collaboration avec le CETIM et FIAN pour promouvoir l’adoption de l’UNDROP au sein de l’ONU. Les membres actuels de son secrétariat ont un passé d’engagement dans différents comités de la Coordination européenne de LVC, ce qui fait d’Uniterre un acteur actif dans les luttes internationales pour la souveraineté alimentaire et les droits des paysans.

Le front national

Alors que tous les membres de la coalition, chacun à sa manière, sont engagés dans la promotion de l’UNDROP avec une orientation internationale, le front national reste principalement centré sur un seul membre, le syndicat paysan Uniterre. Les ONGs de défense des droits de l’homme et de développement, ainsi que les instituts de recherche semblent, dans ce cas particulier, assez éloignés de la réalité rurale du pays.

Uniterre a une histoire de 70 ans d’engagement dans les luttes politiques de la paysannerie suisse. Activement impliqué dans les négociations de l’UNDROP en tant que représentant de LVC en Suisse, le syndicat cherche aujourd’hui à promouvoir et à mettre en œuvre la déclaration sur le plan national. En 2023, Uniterre devrait lancer une campagne nationale sur les prix équitables et les chaînes de valeur transparentes afin d’obtenir des prix plus justes pour les producteurs suisses. Selon certains membres du conseil d’administration, il s’agit d’une excellente occasion d’intégrer l’UNDROP dans leur agenda politique en tant que mécanisme permettant de soutenir davantage la campagne nationale du syndicat.

Bien que la mise en œuvre de l’UNDROP en relation avec l’agriculture suisse reste principalement une question pour Uniterre, d’autres membres du FoD apportent leur soutien à la promotion de la déclaration au niveau local par le biais d’événements, de formations et d’ateliers sur la déclaration destinés aux organisations paysannes, aux représentants du gouvernement et aux agences de développement. Ceci est considéré comme une étape cruciale dans la promotion de l’UNDROP, car une déclaration inconnue risque de ne jamais être mise en œuvre.

Le déséquilibre entre les fronts internationaux et nationaux

Pour des yeux attentifs, un premier coup d’œil à la coalition FoD en termes de type d’organisations qui la composent suffit à percevoir un déséquilibre apparent dans leur portée pratique. En effet, parmi les organisations membres, une seule représente les paysans en Suisse, alors que toutes les autres ont des statuts et des fonctions différents qui les orientent vers l’arène internationale.

Cette asymétrie est le résultat d’une coalition qui s’est initialement formée au niveau international – pendant le processus de négociation de l’UNDROP à l’ONU – et qui se concentre maintenant sur le niveau national de la Suisse. Alors que dans le premier cas, les ONG et les experts se sont engagés avec La Via Campesina et ses divers membres à l’échelle mondiale, dans le second, le seul représentant paysan impliqué au niveau national dans la déclaration est Uniterre, qui, malgré ses liens formels avec LVC, lutte encore pour trouver son espace dans l’arène politique nationale.

L’attention des ONGs et des experts académiques n’a pas beaucoup changé d’un cas à l’autre, puisqu’elle est naturellement restée dans la sphère internationale (à travers les politiques étrangères suisses et la promotion de la déclaration dans le système de l’ONU). Entre-temps, le débat autour de l’UNDROP parmi la paysannerie suisse – à laquelle la déclaration s’adresse – semble rester un défi pour les membres d’Uniterre en raison de sa représentativité limitée au sein du secteur dans le pays.

Promouvoir et mettre en œuvre l’UNDROP du point de vue de FoD : visions et défis

Le fait que l’UNDROP soit une déclaration – et non un traité ou une convention internationale – implique que les États ne peuvent pas, dans un premier temps, être tenus légalement responsables en vertu de cette déclaration. Cependant, tout en rappelant la pertinence de la Déclaration universelle des droits de l’homme de renommée internationale, Hubert (2021, p. 78) affirme que « la valeur des déclarations par rapport aux traités et aux conventions ne doit pas être sous-estimée ». La lutte de plusieurs années pour l’adoption de l’UNDROP à l’ONU, impliquant de multiples secteurs de la société, a abouti à ce qui est considéré comme un jalon dans le droit international des droits de l’homme (Lozada, 2021 ; Hubert 2021). Néanmoins, le fait que, malgré les efforts internationaux, les droits des paysans continuent d’être négligés dans le monde entier a incité différents acteurs sociaux à plaider activement pour la mise en œuvre de l’UNDROP dans différentes instances (Lozada, 2021), ce qui est précisément le cas des Amis de la Déclaration en Suisse. En ce sens, faire de ce document normatif une réalité palpable est à la fois l’objectif principal et le plus grand défi de la coalition.

Un point récurrent mentionné par les interlocuteurs des Amis de la Déclaration est que la mise en œuvre de l’UNDROP consiste à traduire un instrument juridique théorique en une réalité pratique qui a un impact positif sur la vie des paysans. C’est dans l’interstice entre ces deux sphères que réside le combat politique mené par la coalition suisse. Le professeur de la Geneva Academy et principal représentant académique au sein des FoD, Christophe Golay, a défini la mise en œuvre de l’UNDROP comme suit : « La mise en œuvre de l’UNDROP en Suisse signifie que des mesures ont été prises (décisions, projets, etc.) sur la base de la déclaration […] Il y a deux manières de mettre en œuvre la déclaration, d’une part en promouvant l’ensemble de la déclaration (par exemple par des formations, une sensibilisation à la déclaration dans l’administration fédérale, etc), et d’autre part en mettant en œuvre un droit spécifique ou un article de la déclaration (par exemple sur le droit aux semences, le droit à la terre, etc) ». En outre, le représentant du CETIM à l’ONU, Raffaele Morgantini, affirme qu’« il existe différents niveaux de mise en œuvre de la déclaration. Elle peut se faire au niveau local, national, régional ou international. Au niveau national, par exemple, pour que la déclaration soit mise en œuvre dans un pays, il doit y avoir une volonté politique de la part des autorités […] À mon avis, la mise en œuvre de l’UNDROP en Suisse est intrinsèquement liée à l’élaboration d’une législation rurale/agricole qui doit être approuvée par le parlement et mise en œuvre par le gouvernement exécutif ».

A cet égard, « faire vivre la déclaration » occupe deux spectres principaux au sein de la coalition : pour les ONG et l’Académie de Genève, la mise en œuvre de l’UNDROP est liée dans une large mesure à l’adaptation ou à la création de lois et de politiques conformes au contenu de la déclaration, tandis que pour Uniterre, une mobilisation sociale globale qui promeut l’appropriation de la déclaration par les paysans suisses est le principal moyen par lequel l’UNDROP peut prendre forme dans le monde concret.

Les efforts visant à intégrer l’agenda des droits des paysans dans les politiques étrangères suisses ont été l’un des principaux domaines d’action de FoD, compte tenu de son front international. L’étude la plus récente réalisée par Dommen et Golay (2020)6 se concentre sur quatre domaines principaux qui rassemblent les préoccupations essentielles de la coalition en ce qui concerne les affaires étrangères suisses et leur relation avec les droits des paysans : i. les tensions entre les accords commerciaux internationaux et les droits des paysans, en particulier en ce qui concerne les questions de droits de propriété intellectuelle et le droit aux semences ; ii. la nécessité pour le pays d’inclure les droits des paysans dans la politique étrangère de la Suisse ; iii. la nécessité pour le pays d’inclure le contenu de la déclaration dans ses projets de coopération au développement et de faire connaître l’UNDROP dans ce secteur ; iii. l’importance de l’UNDROP en tant qu’instrument directeur pour la Suisse dans ses activités de commerce international ainsi que dans ses partenariats public-privé ; iv. l’importance pour la Suisse de continuer à promouvoir la déclaration au sein du système de l’ONU.

En plus de mettre en évidence les questions urgentes concernant chaque sujet, l’étude fournit également une série de recommandations que l’État suisse devrait mettre en pratique afin de mieux respecter les droits des paysans dans ses politiques étrangères. L’étude complète a été présentée et discutée lors d’une réunion en ligne organisée par le FoD, à laquelle ont participé des membres du Département fédéral suisse des affaires étrangères (représenté par la Direction du développement et de la coopération – DDC), du Département fédéral de l’économie (représenté par le Secrétariat d’État à l’économie – SECO) et de l’Office fédéral de l’agriculture. En outre, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, la coordinatrice générale de La Via Campenisa, Morgan Ody, le chef adjoint du Bureau pour la politique des droits de l’homme, Benjamin Müller, et le parlementaire suisse Carlo Sommaruga ont également participé à l’événement. Ceci synthétise précisément un rôle important des acteurs de FoD sur le front international : élaboration d’études académiques sur l’UNDROP, promotion de la déclaration – basée sur ces études – lors d’événements avec les autorités publiques et d’autres secteurs de la société civile, et lobbying pour la mise en œuvre de la déclaration au niveau national et international au niveau de l’ONU7.

Néanmoins, les efforts articulés de FoD sont confrontés à des défis qui révèlent des désalignements politiques entre les agendas politiques de l’État et del’UNDROP. De toute évidence, ces défis entravent considérablement la mise en œuvre de la déclaration dans le cadre des lois et politiques suisses. A cet égard, Raffaele Morgantini explique : « à ce jour, en Suisse, la déclaration n’est pas mise en œuvre parce que les autorités ne sont pas encore entrées dans le ‘mode de mise en œuvre de l’UNDROP’, parce qu’elles devraient changer complètement leurs politiques agricoles et leurs lois [nationales et étrangères] ». Ce « mode de mise en œuvre » dans lequel les autorités ne sont pas « entrées » met en évidence un conflit idéologico-politique, également reconnu par Christophe Golay : « La déclaration est assez radicale à bien des égards ; elle va à l’encontre des accords de libre-échange et des droits de propriété intellectuelle dans certains cas ; elle est donc, disons, un peu en marge, car c’est une façon différente de penser le développement et les droits de l’homme que la plupart des politiques que la Suisse met en œuvre – en ce qui concerne ses politiques étrangères ».

L’une des meilleures occasions d’apporter des changements structurels à la politique agricole nationale à la lumière de l’agenda de l’UNDROP a été trouvée en 2020 dans la révision de la Politique Agricole fédérale PA22+. Cependant, malgré l’engagement actif de la Suisse et son soutien à la déclaration paysanne de l’ONU pendant la période de négociation, lorsqu’il s’est agi de restructurer sa propre politique agricole, aucune mesure n’a été prise pour inclure des éléments de l’UNDROP dans le cadre agraire national. Cette situation est en quelque sorte considérée comme une défaite par FOD et met en évidence certains défis auxquels la coalition est confrontée sur le front national, par exemple la mise en place d’une mobilisation sociopolitique nationale autour de la cause.

Selon Michelle Zufferey et Rudi Berli, des interlocuteurs qui font partie du Secrétariat d’Uniterre, la création d’une mobilisation sociale autour de l’UNDROP est un élément fondamental pour la mise en œuvre de la déclaration en Suisse. Selon Michelle Zufferey, la mise en œuvre de l’UNDROP dans le pays signifie « un changement radical de paradigme, un système totalement nouveau basé davantage sur la solidarité et l’agroécologie ; car le système, tel qu’il est aujourd’hui, se heurte à un mur ». Cette transformation ne peut se mettre en place et ne se mettra en place, dit-elle, que « si la société, les gens et les consommateurs changent leur façon d’agir ». La nécessité d’une mobilisation sociale globale est aussi grande que la difficulté d’y parvenir. En ce qui concerne la mobilisation de la déclaration par la paysannerie suisse, les difficultés résident dans au moins trois aspects qui seront analysés plus en détail : i. le fait que l’UNDROP porte un caractère ambigu par rapport à la réalité des paysans suisses ; ii. les déconnexions politiques internes d’Uniterre ; iii. et la distance actuelle du syndicat par rapport aux engagements locaux de la paysannerie.

Concernant le premier point, Rudi Berli a fait valoir que l’UNDROP est à la fois proche et éloigné de la réalité des paysans suisses. Si la proximité est liée à son contenu théorique qui traverse directement de multiples domaines de la vie paysanne, sur le plan pratique cet instrument normatif, issu de l’ONU, est éloigné de la réalité concrète de la catégorie. Comme il le dit : « L’UNDROP n’est pas vraiment quelque chose qui fait partie de la compréhension de nos membres. Il y a un décalage assez grand entre leur réalité et cette lutte (la déclaration) qui était majoritairement portée par le CA d’Uniterre aux côtés de LVC et des ONG […] je pense que c’est parce qu’ils ont leurs peines quotidiennes, leur travail quotidien qui est assez exigeant et il n’y a pas beaucoup d’espace pour que les agriculteurs s’engagent dans ce genre d’agenda. C’est donc trop loin pour la plupart des agriculteurs, ils ne peuvent pas vraiment le lier à leur vie même si nous sommes convaincus que c’est clairement lié parce que ces droits des agriculteurs en tant que normes internationales fixent des références importantes en droit international ». Cette distance fait qu’il est plus difficile pour l’UNDROP d’être connue et considérée comme un instrument utile pour les paysans suisses.

De plus – et abordant le deuxième aspect –, Michelle Zufferey souligne que les membres d’Uniterre divergent également dans les idéologies politiques, ce qui creuserait encore plus l’écart entre eux et la déclaration : « À Uniterre, nous avons environ 800 membres, mais ils ne se rapportent pas tous à l’agroécologie et la souveraineté alimentaire, seulement environ la moitié d’entre eux le font ». Ces affirmations pointent vers des problèmes internes au sein d’Uniterre qui se répercutent également sur un spectre plus large de la paysannerie suisse, qui est majoritairement politiquement conservatrice en raison de ses liens historiques avec la bourgeoisie urbaine (voir Forney, 2011). En ce sens, une partie considérable des paysans adhérents d’Uniterre ne s’alignent pas nécessairement sur les objectifs politiques de LVC, ce qui peut leur entraver l’adhésion à l’UNDROP.

Outre l’éloignement des paysans suisses de l’UNDROP pour des raisons pratiques et idéologiques, les défis de la mobilisation sociale sont encore renforcés par l’éloignement d’Uniterre par rapport à sa propre scène agricole nationale au cours de l’année écoulée lorsqu’ils ont agi plus intensément au niveau international pour pousser pour l’adoption de la déclaration à l’ONU. Michelle Zufferey exprime cette inquiétude à travers une sorte d’autocritique : « nous [Uniterre] avons été très impliqués à l’international et nous avons perdu le contact avec notre base. Il faut maintenant rétablir le contact pour reconstruire le lien. Ce sera aussi notre priorité, nous devons retourner vers nos agriculteurs. Nous sommes comme un train qui a perdu ses wagons ».

En raison de ces défis multiples et complexes, il est un consensus parmi les interlocuteurs que la mise en œuvre de l’UNDROP en Suisse sera un processus plutôt lent, que ce soit pour changer les lois nationales (notamment celles liées à l’agriculture nationale) ou pour mobiliser la paysannerie locale et la société civile autour des objectifs politiques de la déclaration. Malgré les défis importants qui l’attendent, Uniterre entend amorcer sa mobilisation ainsi que son processus de « reconnexion à la base » en lançant une campagne ‘Chaîne de valeur pour des prix plus justes aux producteurs’ en 2023. Par cette campagne, le syndicat veut mobiliser différents secteurs de la paysannerie suisse autour d’une cause commune – des prix plus justes – qui profiterait à toute la catégorie, profitant de l’occasion pour à la fois faire connaitre l’UNDROP à ce groupe et l’utiliser comme un moyen d’endosser sa lutte. C’est une chance de lier la déclaration à une cause politique concrète de la paysannerie locale, comme le raisonne Michelle : « nous pensons que les paysans sont sous pression, ils mettent beaucoup d’argent pour les infrastructures, et nous avons discuté en interne que si nous travaillons sur des prix c’est peut-être le meilleur moyen de montrer un lien concret entre leurs réalités et l’UNDROP. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de commencer par les prix, et aussi si les agriculteurs obtiennent de meilleurs prix, ils peuvent peut-être mieux s’imaginer changer leurs pratiques agricoles. C’est l’idée de base : donnez-leur des prix, rendez-les fiers de leur travail et peut-être qu’ils accepteront de changer. Parce qu’il faut concrétiser l’UNDROP. Les agriculteurs ont beaucoup de travail et si c’est trop conceptuel, ils disent au revoir ».

Comme l’ont souligné des chercheurs, les problèmes de surendettement des paysans conduisant à une faillite récurrente des propriétés rurales entraînent une disparition progressive de la paysannerie locale (Droz et Forney, 2007). La (néo)libéralisation de la politique agricole fédérale dans les années 1990 a entraîné une instabilité croissante des prix que la prochaine campagne d’Uniterre tentera de contrer avec l’UNDROP comme allié – notamment son article 16 sur le droit à un revenu et à un niveau de vie suffisants. De plus, de graves problèmes d’inégalités entre les sexes et d’accès à la sécurité sociale imprègnent le cadre agraire suisse (voir Contzen et Forney, 2017 et Droz et al, 2014), auxquels les articles 4 et 22 de l’UNDROP répondent directement. Pour l’instant, le potentiel qu’aura la déclaration à faire évoluer la structure agricole nationale est directement lié à la mobilisation politique construite autour d’elle par Uniterre, qui reste le seul syndicat paysan suisse à soutenir la cause. Le syndicat paysan le plus important et le plus influent de Suisse, l’Union Suisse des Paysans, n’est pas politiquement aligné sur Uniterre et n’inclut pas l’UNDROP dans ses luttes politiques.

Cette section a mis en perspective certaines des actions et des défis qui m’ont le plus marqué lors des entretiens avec les interlocuteurs de FoD. Le cas suisse est un exemple de la façon dont la mise en œuvre d’une déclaration de portée internationale dans un contexte national implique une mobilisation politique et sociale complexe qui prend des formes spécifiques selon la scène politique du pays et la position des acteurs sociaux qui y sont impliqués. Le principal défi de la coalition FoD reste d’inscrire l’UNDROP dans l’agenda politique de la paysannerie locale, car les efforts en matière de politique étrangère semblent être plus solides avec des actions plus concrètes prises au niveau pratique.

Conclusions

Cet article a fourni une vue d’ensemble des acteurs politiques qui font pression pour la promotion et la mise en œuvre de l’UNDROP en Suisse, ainsi que de leurs domaines d’action et des défis qu’ils doivent relever. Il a été identifié que la coalition des « Amis de la Déclaration » constitue un groupe hétérogène unique – formé dans un contexte transnational de lutte pour les droits humains des paysans – qui oriente ses actions vers deux fronts distincts : l’un lié aux affaires internationales (à travers les politiques étrangères suisses et le système des Nations Unies) et l’autre aux affaires nationales (concernant la paysannerie nationale et l’agriculture locale).

Le déséquilibre observé entre ces deux fronts peut être expliqué en analysant les origines de la coalition et les domaines d’expertise des organisations qui y sont engagées. La promotion et la mise en œuvre de l’UNDROP en Suisse sont confrontées à des difficultés sur les deux fronts identifiés. La mise en œuvre de l’UNDROP fait à la fois face à l’inhérente complexité d’un changement de lois, mais aussi à celle de la mobilisation de la paysannerie suisse., Consciente que la mise en œuvre de l’UNDROP en Suisse sera un processus plutôt lent qui exige une action politique constante, la coalition a néanmoins concentré ses efforts dans la mesure de ses possibilités. Les défis et les revers rencontrés n’occultent en rien la pertinence politique de ce groupe, qui pourrait servir d’inspiration à d’autres pays ou régions pour former des réseaux politiques similaires afin de défendre les droits des paysans aux niveaux local, national et international.

Réferences

Contzen, S. e Forney, J. 2017. Family farming and gendered division of labour on the move: a typology of farming-family configurations. Agriculture and Human Values 34: 27–40.

Dommen, Caroline; Golay, Christophe. 2020. La politique extérieure de la suisse et la déclaration de l’onu sur les droits des paysan·ne·s et des autres personnes travaillant dans les zones rurales Geneva Academy et al.

Droz, Yvan; Forney, Jérémie. 2007. Un métier sans avenir? La Grande Transformation de l’agriculture Suisse Romande. Paris/Genève: Karthala/IUED.

Droz et al. 2014. L’agriculteur et la paysanne suisses : un couple inégal ? Swiss Journal of Sociology, 40 (2), 2014, 237-257.

Forney, Jérémie. 2011. Idéologie agrarienne et identité professionnelle des agriculteurs: la complexité des images du «paysan suisse ». Yearbook of Socioeconomics in Agriculture.

Hubert, Coline. 2019. The United Nations Declaration on the Rights of Peasants – A Tool in the Struggle for Our Common Future, CETIM.

Kearney, Michael. 1996. Reconceptualizing the peasantry: anthropology in global perspective. Colorado: Westview Press.

Keck, Margaret E., Sikkink, Kathryn. 1998. Activists Beyond Borders: Advocacy Networks in International Politics (Cambridge: Cambridge University Press).

Rosales Lozada, Luis F. 2021. The Implementation of the UN Declaration on the Rights of Peasants and Other People Working in Rural Areas: What Is Next? South Centre, Policy Brief No. 98, 2021.

1 Ce nom a été inspiré par d’autres coalitions du même type qui existent surtout au sein du système des Nations Unies (par exemple les Amis du droit à l’alimentation – FAO). En ce qui concerne l’UNDROP, une coalition de ce type – même si elle porte le même nom – n’existe qu’au Luxembourg.

2 Pain pour le Prochain a fusionné avec l’EPER en novembre 2021.

3 Même si l’UNDROP n’avait pas encore été officiellement adopté par l’Assemblée générale des Nations unies, son adoption était considérée comme certaine puisque la déclaration avait déjà été approuvée par le Conseil des droits de l’homme à ce moment-là. En ce sens, la réunion du LandForum a également servi à discuter des prochaines étapes de l’action autour de l’agenda politique de l’UNDROP dans le scénario post-adoption. L’idée de créer une coalition des « Amis de la Déclaration » est née à cette occasion.

4 Par exemple, les droits de propriété intellectuelle et les accords commerciaux internationaux ont un impact important sur les paysans suisses et étrangers.

5 Pour d’autres publications, voir https://www.fian.org/en/our-work/ et https://www.fian.be/- Etudes-rapports-?lang=fr.

6 Cette étude est le fruit d’une collaboration entre une chercheuse indépendante (Caroline Dommen) et l’Académie de Genève (Christophe Golay). Les membres de la coalition ont apporté un soutien économique et intellectuel à son élaboration.

7 Voir, par example: Golay, Christophe. 2020. The Role of Human Rights Mechanisms in Monitoring the United Nations Declaration on the Rights of Peasants, Research Brief, Geneva Academy of International Humanitarian Law and Human Rights, 8p.; Golay, Christophe. 2019. The Implementation of the United Nations Declaration on the Rights of Peasants and Other People Working in Rural Areas, Research Brief, Geneva Academy of International Humanitarian Law and Human Rights, 11p.; Golay, Christophe. 2018. No One Will Be Left Behind. The Role of United Nations Human Rights Mechanisms in Monitoring the Sustainable Development Goals that Seek to Realize Economic, Social and Cultural Rights, Academy Briefing No. 11, Geneva Academy of International Humanitarian Law and Human Rights, 106p.; Golay, Christophe; Bessa, Adriana. 2019. The Right to Seeds in Europe. The United Nations Declaration on the Rights of Peasants and Other People Working in Rural Areas and the Protection of the Right to Seeds in Europe, Academy Briefing No. 15, Geneva Academy of International Humanitarian Law and Human Rights, 73p.

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